Mon cœur bat. Boum-boum. Il bat de plus en plus fort. BOUM-BOUM. BOUM-BOUM. Je ne sais pas pourquoi. C’est la première fois qu’il s’emballe depuis que je suis arrivée au Vietnam.
Nous avions joint, mon conjoint et moi, un petit groupe d‘environ 15 personnes venues visiter la campagne vietnamienne, quelque part entre Da Nang et Hôi An, à l’est du pays. Notre arrivée matinale dans un petit village bouddhiste n’est pas passée inaperçue. Tous les regards, postés aux fenêtres, illuminaient de bonheur. Des enfants, excités, nous envoyaient la main, criaient et couraient dehors à notre passage. Une très vieille dame, sortie étendre son linge propre, rayonnait. Comme si on lui avait redonné la vue. Le temps de quelques minutes, j’étais conquise par ces villageois accueillants.

Jardin communautaire du village
Nous marchèrent jusqu’à une maison retirée, dont on ne voyait de la rue qu’un toit noir. La cour et le jardin de légumes firent place à une charmante maisonnette, dont les portes et fenêtres avaient disparu. Notre hôte se pointe, sorti d’on ne sait où. Notre guide le salue et nous explique qu’il ne parle pas l’anglais, mais qu’il est heureux de nous accueillir dans sa maison. Curieux comme des touristes, nous sommes entrés dans ce lieu ouvert et respirant la quiétude où étaient disposées quelques pièces de mobilier autour d’un autel de prière.
Ici, pas d’armoires de cuisine, quelques casseroles accrochées au mur, un minuscule réfrigérateur, deux ronds de cuisson faisant fonction de cuisinière, une table en bois et deux chaises en métal. Cette maison abritait aussi une moto et plusieurs ventilateurs. Sur le balcon en vieux carreaux de céramique dépareillés régnait l’ancêtre d’un exerciseur elliptique.
Mais rien ne m’avait préparé à vivre un moment de haute voltige.
Mon regard est attiré vers un homme. Pourtant pas joli. Pourtant pas grand. Plutôt vieux. Il est même frêle, crochu et sans voix. Son sourire. OUI! C’est son sourire! Quelque chose dans son sourire m’attire comme une affamée devant une nouille. Puis, ses yeux. Nos regards se croisent et ne se lâchent plus. Je ne comprends rien, mais LUI, pourtant, comprend tout. Cette attraction irrésistible nous soude l’un à l’autre. C’est la foudre qui me donne un coup.
Mon conjoint, à mes côtés et mal à l’aise, semble perplexe. Il sent le malaise. Non pas que je m’en moque, mais la puissance divine est plus forte. Je n’ai d’yeux que pour LUI. Son sourire. Je dois le capter pour m’en souvenir toute ma vie. Malgré mon soupçon de culpabilité, je passe l’appareil-photo à celui qui partage ma vie. Sans un mot, il nous prend en photo. Plusieurs fois. Jamais nous ne regardons le photographe.
Puis, cet envoûtement des yeux devient plus intense. Il possède maintenant notre corps entier, faisant tourbillonner nos sens à ne plus savoir où nous sommes ni avec qui. Les autres n’existent plus, nous sommes transportés dans un autre monde. Le Vietnamien m’a pris au piège de son altruisme. Étonnamment, je ne me sens pas en danger. Seul un événement extérieur explosif pourrait me sortir de ma torpeur. IL me tend la main. Je ne peux la lui refuser. Son visage s’approche du mien, je ne recule pas. Je sens d’abord une grande chaleur m’envahir, puis l’électricité passer dans ma main, à travers mon corps, comme si j’étais soudée à LUI. Vaincue. LUI m’a eue. Ce petit être de prime abord banal et sans défense m’avait anéantie. Maintenant, des frissons d’émotion. Mon corps n’obéit plus. Je m’approche de LUI, obnubilée par ses prunelles noires, son sourire jaunâtre, ses rides de sagesse, sa main agitée de tremblements.
— Lyne, on s’en va! m’avait lancé mon conjoint.
J’entends les paroles de mon amoureux comme dans un nuage. J’ai beau le vouloir, je ne peux dégager ce lien si fort entre LUI et MOI. Quand il me fixe, je sens qu’il voit mon âme. Il peut y lire à dessein. Je ne lui refuse rien. L’entrée de mon esprit est grande ouverte pour LUI. Je me laisse pénétrer de sa paix. Nos mains sont toujours jointes. Ce petit bout d’homme m’inspire quelque chose de blanc, d’éclatant. Si éclatant qu’il bouscule mon humanité et me fait croire à une chose plus grande que moi et ce monde. Quelques minutes m’apparaissent une éternité. Sans le connaître, je vis avec cet étranger un moment magique, empreint de bien-être. Est-ce ça, le nirvana, dont parlent les bouddhistes?
« Lyne… »
« Vous connaissez mon nom? » Il serre alors ma main plus fort et j’entends ses paroles inaudibles :
« Je vous souhaite la bienvenue chez moi. Vous avez fait tout ce chemin qui vous mène à mon humble demeure. Je vous attendais. »
« Quoi? Comment pouvez-vous m’attendre alors que vous ne me connaissez pas? »
« Je sais qui tu es. Tes yeux parlent pour toi. Je savais qu’un jour, je te rencontrerais. Et que tu comprendrais tout de suite qui je suis. »
« Mais qui êtes-vous? Pourquoi suis-je en paix avec vous? Pourquoi vois-je votre lumière briller au fond de vos yeux? Pourquoi tout cela? »
« Pour te montrer que le vrai bonheur existe. Que le pardon et l’amour aussi. Pour que tu puisses un jour transmettre cet amour au monde entier, pour qu’il sache lui aussi. Pour que la haine fasse place à l’entraide, au partage, à l’harmonie. Ce que je te partage aujourd’hui, c’est cet amour du prochain. Cette force, je te la donne. Je sais que ta plume est bonne, tu sauras mettre en mots notre « union ». Je suis bouddhiste, mais j’aime toutes les religions, toutes les couleurs de peau, toutes les personnalités, tous les âges, tous les sexes. La discrimination n’existe pas chez moi. C’est un mot que les hommes ont inventé pour obéir à leur ego. Vois-tu, j’ai connu la guerre du Vietnam. Ici, tout a été détruit. Du village, il ne restait que le temple. J’ai survécu, mais ma maison, ma famille, mes amis ont péri par les bombardements des Américains. J’ai prié longtemps pour leur pardonner. J’ai réussi. La haine ne sert à rien d’autre qu’à nous rendre malheureux. Je vous ouvre ma maison tout en sachant que plusieurs de ceux qui y passent étaient, il n’y a pas si longtemps, nos ennemis. Aujourd’hui, je suis en paix. Je suis heureux. Mes amis, c’est vous. »
Il me lâche la main à contrecœur, notre temps étant compté. Je sais d’instinct que je ne serai plus jamais la même. Cet instant spontané demeurera éternel. J’ai fait la rencontre du Ciel. J’ai parlé à la Lumière. À l’Amour.
Cette expérience sublime s’est produite dans ma vie en mars 2016. Depuis, je me suis mariée, mais je ne suis pas devenue bouddhiste. Si vous avez lu jusqu’ici, c’est la preuve que le bonheur se communique. Appelez cette expérience comme vous le voulez, traitez-moi d’innocente ou riez de moi, je repenserai à LUI et j’essayerai de vous pardonner. Parce que j’ai choisi, moi aussi, le bonheur.

LUI. Cette fois, il regardait LA photographe.

Des mains, des yeux, un sourire de bonheur

Cette statue cache le temple du village.

Le temple qui fut épargné lors des bombardements de la guerre du Vietnam

Le chef du village, âgé de 70 ans. Le village comprend plusieurs communautés et compte environ 10 000 âmes. Il nous recevait avec fierté à l’intérieur de son temple. J’ai allumé un bâton d’encens en offrande à ce peuple.

Jardin de LUI